Les Eglises de Chelles présentent une exposition saisissante de l’artiste luxembourgeoise Sali Muller qui organise une confrontation d’obscurité et de lumière qui détourne la course du temps.
Jouant continuellement sur la perception du monde mais aussi sur la réflexion de notre propre image, Sali Muller développe depuis une dizaine d’années un œuvre qui transpose les limites de la représentation en objets allégoriques aux allures de pièges visuels. Le miroir et le verre, très présents dans son travail, deviennent chez elle le cadre d’inventions esthétiques qui rompent avec leur fonction initiale et perturbent la lisibilité de l’espace comme de notre propre corps, les révélant sous une forme altérée. Pour ce projet aux Eglises de Chelles, c’est le temps lui-même qui, à travers l’image et le symbole, devient l’objet d’un détournement et projette sa réflexion autour de l’identité dans une dimension plus universelle.
S’emparant de l’expression « Plage de temps », Sali Muller mêle temps et espace à travers deux installations monumentales et immersives qui mettent à profit l’espace majestueux du centre d’art pour jouer d’une dichotomie qui cache en réalité une multitude de symboles. Plongé dans l’obscurité, le spectateur voit l’espace d’exposition assailli d’écrans de télévision suspendus diffusant en continu un ciel étoilé dont le scintillement irrégulier constitue la seule source lumineuse et, partant, dessine la possibilité de nous mouvoir.
Mais ce ciel tête en bas, c’est également pour l’artiste une manière de nous rappeler à la fracture dans la continuité, à un hiatus dans le cours des choses qui est peut-être l’un des premiers ressorts du sentiment mystique. Incidemment accentuée par l’espace même de l’église, l’installation de 2020 repensée in situ pèse autant par sa charge symbolique qu’elle joue avec légèreté éthérée de l’ambiguïté des croyances. Sans un mot, Sali Muller fait danser les contradictions d’un cosmos au rayonnement difficilement concevable pour l’Eglise mais dont la situation, précisément dans un ancien lieu de recueillement, excite l’affection pour la transcendance. Par l’action de la gravité, décisive et bien sensible à travers les écrans en suspension, Wenn die Sterne vom Himmel fallen nous ancre au sol en même temps qu’elle invite au voyage stellaire et évoque l’espace infini autant que la menace d’une chute stellaire qui acterait pour de bon notre fin.
Le champ d’interprétation, de l’humour le plus glacial à la profondeur métaphysique (quantique ici) vertigineuse, est plus qu’ouvert et, armé de l’efficacité plastique redoutable du mouvement lumineux, impose avec malice une introspection qui, seule, en fournira l’issue. Une issue pour le moins dirigée tant la pièce suivante tranche avec le cadre et nous expose, en pleine lumière, au creux d’une plage de sable évoquant aussi bien la déréliction de la matière, la rationalité grave du sablier que la légèreté des instants volés aux obligations quotidiennes. Là encore, le temps s’écrit dans toutes ses acceptions, de son tragique écoulement à son infinie plasticité. Echouée sur cette plage irrégulière, une sphère parfaitement lisse envahit le cadre de sa présence absconse, diffusant au sein de l’espace un éclairage changeant. Entre odyssée de l’espace et jeu d’enfant, entre énigme drolatique et décorum méditatif, l’artiste joue encore de l’ambiguïté pour aménager un espace de réflexion auquel se confronter théoriquement ou, plus prosaïquement, avec les pieds, invitant les spectateurs à déambuler sur ce sable et, pourquoi pas, le manipuler et en jouer.
Avec Plage de temps, le centre d’art Les Eglises présente ainsi une exposition riche qui parvient à faire vivre les dimensions plurielles de la perception, révélant derrière la séduction plastique de pièces éminemment efficaces une réflexion solide sur la liberté et le choix d’un spectateur poussé à assumer sa réflexion au sein d’une multitude de possibles. Si l’artiste abandonne ici l’objet miroir, sa mise en scène n’en constitue ainsi pas moins le générateur d’un reflet de notre propre attention face au monde qui dessine peut-être une image plus fidèle encore à ce que l’on est.
Guillaume Benoit